La valeur travail

Publié le par Attac77Sud

Que valent les odes à la valeur travail ?

Présidentielle. L’utilisation répétée de cette expression par Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy masque la dégradation de la valeur du travail, ressentie avec acuité dans tout le salariat.

Qui a dit « Il faut remettre la France au travail » ? Jean-Pierre Raffarin, Ernest-Antoine Seillière, Nicolas Sarkozy, Laurence Parisot ou - Ségolène Royal ? Ils l’ont tous asséné un jour ou l’autre, avec, bien entendu, quelques nuances entre eux (lire notre florilège ci-dessous), mais ils ont été devancés, et de beaucoup, par le radical Édouard Daladier, devenu président du Conseil, sur fond d’émiettement du Front populaire et au prix d’une alliance avec les partis de droite. Fin août 1938, il était devenu urgent, estimait la bourgeoisie, de « remettre la France au travail », de redonner le goût de l’effort et de revaloriser le mérite chez des Français « débauchés » par les congés payés et par la semaine de travail à 40 heures. Une semaine plus tard, un décret rendait obligatoires les heures supplémentaires dans les usines travaillant pour la Défense nationale. Une première brèche dans les conquêtes des luttes sociales de 1936, le couvercle verrouillé sur une cocotte de liberté, admirablement chantée par Jean Gabin dans la Belle Équipe de Julien Duvivier : « Du lundi jusqu’au samedi, pour gagner des radis/Quand on a fait sans entrain son boulot quotidien/Subi le propriétaire, le percepteur, la boulangère/Et trimballé sa vie de chien/Le dimanche vivement, on file à Nogent/Alors brusquement, tout paraît charmant/Quand
on se promène au bord de l’eau... »

Une victoire idéologique du patronat

C’est un paradoxe en trompe-l’oeil : après la victoire de Chirac en 2002, Jean-Pierre Raffarin place d’emblée au centre de la politique de son gouvernement la « réhabilitation de la valeur travail ». « L’avenir de la France, ce n’est pas d’être un immense parc de loisirs, l’avenir de la France, c’est de travailler », ânonne le premier ministre sous les applaudissements du MEDEF. Cinq ans plus tard, les deux principaux prétendants à l’élection présidentielle, en posture de « rupture », se disputent âprement le même « concept », déclenchant les hourras du même patronat.

Entre le PS et l’UMP, la bataille est déclenchée, mais cela ressemble furieusement une guerre dans les mots. Quand, sous couvert d’augmenter le pouvoir d’achat, Nicolas Sarkozy préconise de poursuivre la dérégulation du temps de travail (lire l’Humanité d’hier), Ségolène Royal, avant d’avoir finalisé son programme, n’écarte pas de suivre cette pente : « Des assouplissements (à la législation sur les 35 heures - NDLR) ont déjà eu lieu, affirmait-elle lors de la campagne interne du PS. Peut-être faut-il aller au-delà pour que ceux qui veulent travailler plus puissent le faire, mais je trouve scandaleux les chantages à l’emploi auxquels des entreprises se livrent pour remettre en cause des accords de RTT. Le vrai sujet serait de pouvoir moduler le temps de travail selon les étapes de la vie. Je ne crois pas aux réponses rigides une fois pour toutes mais aux évolutions négociées. » Plus globalement, dans ses incantations sur la « valeur travail », la candidate socialiste mobilise, et c’est significatif, le registre lexical du management quand elle pousse à faire des « choix gagnant-gagnant » ou quand elle évoque la nécessité selon elle de « coacher efficacement les demandeurs d’emploi ».

Des boules puantes contre les chômeurs

Dans leurs discours sur la « valeur travail », Nicolas Sarkozy et, dans une moindre mesure, Ségolène Royal dépeignent soigneusement un pays divisé entre « travailleurs » et « assistés », embourbé dans une profonde « crise morale ». Ces relents populistes ramèneraient presque à la « débauche » fantasmée par les réactionnaires lors du Front populaire... Devenu depuis un des proches conseillers de Sarkozy pour la rédaction de son programme, Nicolas Baverez livrait en 2003 dans les colonnes d’un journal gratuit un échantillon du racisme social toujours prégnant : « Le temps libre, c’est le versant catastrophe sociale. Car autant il est apprécié pour aller dans
le Lubéron, autant, pour les couches les plus modestes, le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance, des faits malheureusement prouvés par des études. »

L’arbre du mot cache la forêt des maux

Malgré le recours systématique à leur nouveau mantra de « valeur travail », les deux principaux candidats passent à côté de l’essentiel. Ni Ségolène Royal ni Nicolas Sarkozy n’évoquent à aucun moment la dégradation du travail tout court. Pendant que Laurence Parisot, la présidente du MEDEF, propose d’instaurer la « séparabilité » afin de jeter aux orties le droit du licenciement, les salariés paraissent, eux, éprouver la tentation de la sécession au coeur même des entreprises. Dans un contexte de chômage de masse, de désindustrialisation, de modération salariale et de
précarisation de l’emploi, l’UMP comme le PS refusent de voir combien, aux yeux de bon nombre de salariés - des ouvriers et employés aux cadres -, la valeur du travail a été sapée par son « intensification » : en exigeant de la « réactivité », en chassant les « temps morts » sur les postes de travail, en généralisant la « polyvalence » et la « flexibilité », en accroissant les procédures de contrôle, en réquisitionnant le corps et aussi l’esprit de leurs travailleurs par le biais d’un nouveau management dit « de l’affect », en développant les pratiques de notations individuelles ou encore en établissant des relations directes avec les clients, les entreprises ont exigé de leurs salariés plus d’efforts, plus de « qualité », plus de disponibilité, plus de responsabilité et plus de
rentabilité... Et cela, alors que, dans le même geste, la plupart du temps, elles leur déniaient toute reconnaissance, même symbolique, de crainte d’avoir à recruter ou à augmenter les salaires...

Les indices de cette crise à l’intérieur du travail ne manquent pas, mais même quand ils prennent des tournures dramatiques (suicides, maladies professionnelles, accidents du travail), ils demeurent largement absents des « préoccupations » avancées par le PS et l’UMP dans la campagne électorale. C’est cet ouvrier d’une fonderie ardennaise qui raconte ses rêves de fuite tant le goût du travail bien fait a été enseveli sous les diktats contradictoires de la direction ; ce sont ces employés d’American  Express à Roissy qui se lancent dans une grève de dix  jours pour dénoncer des « pratiques managériales » ayant conduit à une vingtaine de démissions en moins d’un an ; ce sont les salariés des hôtels Accor qui rechignent à exprimer leurs « qualitudes » selon le néologisme confectionné par des as du coaching ; ce sont ces cadres supérieurs qui, en masse (et, en tout cas, au-delà du nombre d’emplois supprimés), chez HP ou Neuf-Cegetel, « profitent » d’un plan social pour filer à l’anglaise grâce au guichet des « départs volontaires » ; ce sont les syndicats d’IBM ou encore de Microsoft France qui dénoncent les niveaux de stress faramineux induits par des systèmes de notation et de rémunération...

Une nouvelle question sociale

Toutes les enquêtes statistiques sur les conditions de travail le démontrent, le travail pénible perdure, voire s’accroît pour les ouvriers, pour les femmes et les jeunes. Et qu’en disent Royal et Sarkozy ? Rien, ou si peu ! Au printemps dernier, les étudiants étaient, avec leur slogan « Le CPE, ce n’est pas mieux que rien, c’est pire que tout », parvenus à mettre la question du contenu du travail flexible au coeur du débat public. Face aux concours d’envolées lyriques sur la « valeur travail » qui bat son plein, il n’est sans doute pas inutile de repartir de là, de cette nouvelle question sociale au coeur de la vie quotidienne des Français qui sont au travail ou qui demeurent cantonnés dans ses marges.

Thomas Lemahieu
http://www.humanite.presse.fr/journal/2007-02-02/2007-02-02-845131

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